Quand avons-nous commencé à préférer l’illusion à la réalité ? C’est la question que l’on peut se poser alors que les mannequins générés par l’IA s’imposent dans l’industrie de la mode. La frontière entre innovation et perte de repères humains est-elle en train de s’effacer sous nos yeux ?
Tout a démarré pour Sarah Murray, mannequin professionnelle, le jour où elle a vu une publicité Levi’s mettant en scène une “modèle” de couleur… qui n’existait pas. Une créature numérique, créée par Lalaland.ai, censée représenter la diversité mais qui, pour beaucoup, ne faisait qu’aggraver le malaise : celui d’une diversité de façade fabriquée par algorithme. Faut-il y voir une avancée ou un simulacre de progrès ?
La tendance n’a fait que s’accélérer. Récemment, un mannequin IA a fait son apparition dans une publicité Guess placardée dans Vogue – temple sacré de la mode, prescripteur de ce qui est acceptable ou non. La différence entre une annonce publicitaire et un éditorial a-t-elle vraiment de l’importance ? Pour beaucoup, non. La réaction? Une onde de choc alimentée par la question centrale : que deviendront les mannequins, photographes ou stylistes remplacés par un clic de machine ?
L’IA promet efficacité et rentabilité, mais à quel prix pour l’authenticité et la diversité ?
Qui sont les premières victimes de cette automatisation massive ? Selon Sinead Bovell, fondatrice de WAYE et mannequin, ce sont surtout les modèles “e-commerce”, essentiels pour la survie économique de milliers de mannequins anonymes. Pourquoi payer pour photographier des centaines de vêtements quand un logiciel peut générer des images photoréalistes en un instant ? Amy Odell, journaliste mode, résume crûment : “Utiliser l’IA coûte juste tellement moins cher.” Les grandes marques que sont H&M, Mango ou Calvin Klein se prêtent désormais au jeu. La quantité de contenu réclamée par les réseaux sociaux a-t-elle condamné le travail humain ordinaire à disparaître ?
Qu’en est-il de la diversité affichée par ces avatars ? Les entreprises prétendent remplacer la pénurie par l’abondance… artificielle. Pour Sarah Murray, la mannequine, cette posture sonne comme un déni du talent humain disponible, tout particulièrement parmi les minorités. L’industrie est-elle victime d’une nouvelle forme d’appropriation culturelle, désormais robotisée ? La crainte grandit chez les modèles de voir leur image confisquée, démultipliée sans contrôle et sans rémunération convenable. Certains, comme Sara Ziff, plaident pour une législation qui obligerait à demander le consentement des mannequins avant toute exploitation numérique de leur identité.
Pourtant, une autre vision émerge. Sandrine Decorde, à la tête du studio Artcare, mise sur des “artisans de l’IA”, capables de façonner des avatars avec subtilité – notamment pour remplacer les enfants dans les catalogues, évitant ainsi les dérives de l’exploitation de mineurs. Mais gare à l’effet pervers : à force de chercher la perfection, les mannequins numériques finissent par tous se ressembler. N’est-il pas paradoxal que l’outil censé garantir diversité et créativité engendre uniformité et froideur algorithmique ?
Et le public, dans tout ça ? Les premières campagnes IA récoltent moult critiques, mais les chiffres d’engagement et de vente, parfois faramineux, semblent donner raison aux marques. L’acceptation totale n’est pas pour demain, surtout pour les grandes maisons historiques attachées à leur héritage. Toutefois, la normalisation pourrait n’être qu’une question de temps et d’habitude : Vogue suffira-t-il à faire basculer le secteur entier ?
Alors que les enjeux éthiques, économiques et artistiques s’entrechoquent, une interrogation demeure : à force de vouloir gagner en performance et en diversité, la mode risque-t-elle de tout perdre – jusqu’à l’émotion même de la singularité humaine ?
Source : Techcrunch




