Un robot qui dépose vos courses, un volant couvert de céréales, et une playlist qui devine votre humeur en soirée : à quoi reconnaît-on le progrès ? À l’époque où l’utopie industrielle s’incarnait dans la bagnole chromée et le sofa en vinyle, l’imagination s’arrêtait à la porte du salon. Aujourd’hui, elle circule sur quatre roues autonomes signées Robomart, elle s’étend jusqu’aux matières végétales prêtes à remplacer le cuir d’Uncaged Innovations et elle fusionne les tympans solitaires dans la marmite sociale de YouTube Music. La technologie ne fabrique plus des objets ; elle réinvente nos sociétés, nos interactions, et nos mythes postmodernes du confort personnalisé.
Qui aurait cru que l’avènement de la livraison autonome signerait le glas du livreur moustachu, celui qui luttait jadis contre la circulation et la déprime salariale ? Robomart promet la pax robotica à 3 dollars la course, aussitôt saluée comme la dernière utopie égalitaire de la mobilité urbaine. Mais derrière la façade marketing – et cette vision dystopique d’une ville sinistrée par les tourelles roulantes à compartiments – ne se dissimule-t-il pas le spectre de l’automatisation tous azimuts ? À force de pivoter, les startups ne font peut-être que tourner en rond dans le labyrinthe capitaliste, coincées entre la promesse d’un modèle enfin viable et l’éternelle fuite devant le mur de l’emploi disparu.
Pendant ce temps, le cuir de nos banquettes s’émancipe du troupeau : c’est désormais le blé, la vanille et le maïs qui, tricotés par protéine interposée, siègent dans nos berlines – à moins d’opter pour l’odeur pâtissière “épi de printemps”, une extravagance personnalisable digne de la start-up nation. Voilà que le capitalisme, dévorant son troupeau, invente l’écologie de masse à coups de bio-simulation : plus besoin de sacrifcer la vache sacrée, il suffit de presser du gluten sur la playlist, pendant que le badge “Top Listener” illumine votre égo social dématérialisé. L’histoire retiendra-t-elle la prouesse technique ou la grande confusion des valeurs, quand tout se vaut du moment que c’est “plus vert”, ou du moins, moins bovin ?
En troquant la main humaine contre l’automate, la peau animale contre le gluten chic et la spontanéité musicale contre la curatelle algorithmique, la tech formate nos désirs tout en prétendant les libérer.
Reste, enfin, à orchestrer la grande harmonie sociale, ce mirage vendu en widget sur YouTube Music. Ici, on ne parle plus de vinyle mais de playlist collaborative, où l’algorithme s’incruste dans l’intime – un ami, une tante récalcitrante, et c’est la promesse d’accorder vos goûts sur le “Taste Match”, ou tout simplement d’étaler un peu plus cette obsession du ranking collectif. Même la musique, terrain ultime de la subjectivité, tombe dans le piège du “badge” et de la notification automatisée. À force de vouloir tout rendre social, youtubeur et robotisé, les moments d’écoute – voire de solitude choisie – se dissolvent dans un grand karaoké mondialisé, où chaque clic, chaque fragrance, chaque caisse de supermarché ambulante se rêve synonyme d’humanisme technique et d’enchantement démocratique à trois dollars le ticket.
Ironie suprême : si la technologie promet de nous relier sans couture, de tisser blé, bits et beat en une grande tapisserie homogène, elle multiplie au passage les faux-semblants – entre transparence tarifaire, cuir sans bœuf et convivialité assistée. Il ne restera qu’une énigme : à force de vouloir tout fluidifier, jusqu’au dernier recoin du quotidien, ne sommes-nous pas en train de nous livrer, livrés, playlistés et “crédit carbone” mesuré, à une uniformisation aussi douce qu’invisible ?




