Entre selfies biométriques pour prouver sa majorité en Angleterre, nouvelles frontières floues de la vie privée numérique, filtres de bon goût calibrés à la volée sur VSCO Capture, et mobilité qui s’émancipe joyeusement des conducteurs chez Lyft, la tech du week-end a une obsession : voir, trier, filtrer, authentifier et transformer le réel en version numérique peaufinée. Mais derrière l’écran mat, se cache la modernité d’une société qui délègue tri, surveillance, et même la sélection de ses loisirs numériques à la techno. L’utilisateur — ex-maître à bord — se retrouve sollicité en permanence, feint de choisir, mais agit surtout au rythme de la dernière API ou de l’assistant censé veiller à ses besoins réels ou supposés.
À peine avons-nous accepté d’envoyer un selfie à la porte d’entrée du porno anglais (merci le Online Safety Act) qu’on se retrouve à devoir jongler avec les nouveaux filtres de l’App Store pour préserver nos chères têtes blondes des horreurs de la vie numérique — ou, plus cyniquement, pour rassurer des parents en mal d’illusions. Entre segmentation 13+, 16+, 18+ chez Apple et selfies mandatés par Ofcom, la réalité, c’est que les gardiens du temple veulent tous prouver leur bonne foi réglementaire en externalisant la police de la morale à quelques lignes de code… sans jamais garantir la moindre efficacité. Faut-il vraiment s’étonner que la créativité geek — VPN, faux papiers, IA trompe-l’œil — devienne le sport national ?
La même soif de contrôle et de réassurance irrigue tout notre rapport contemporain au numérique. Il suffit de regarder le succès des VPN comme Surfshark, outil chouchou des internautes anxieux qui veulent privativer leur navigation, et la nouvelle hype des filtres natifs “sans prise de tête” signée VSCO pour fuir la réalité — ou simplement se voir sous un autre jour avant même de montrer sa tête à la machine d’authentification. Au final, la technologie ne se contente plus de vérifier, elle interprète, pré-filtre, note et colore nos moindres faits et gestes. Même la manière de consommer du jeu vidéo indie – une niche saturée d’expériences taillées “à la minute”, tantôt brèves, tantôt stratégiques, toujours ultra-filtrées par Steam ou l’algorithme du bon goût – n’y échappe pas. Dans ce monde saturé, la filtrabilité devient un critère de survie au sens darwinien : êtes-vous un pixel assez pur pour survivre à la prochaine vague ?
Plus les outils promettent de protéger, trier ou révéler notre “vraie” nature numérique, plus nous nous inventons des astuces pour rester maîtres du jeu – ou au moins tromper la surveillance algorithmique.
Or, il ne s’agit plus d’une simple affaire de lois ou de technologie, mais d’une mutation socio-culturelle profonde. À force de tout vouloir “contrôler”, le numérique fabrique ses zones grises et ses héros clandestins — à l’image du “cyber-claviériste” de s.p.l.i.t, où chaque faute de frappe est mortelle, chaque ligne tapée un sursaut vital dans la jungle numérisée. L’humain, dans ce ballet hautement contrôlé, ne disparaît pas : il s’adapte, détourne, joue la comédie devant la webcam, et invente mille manières de survivre à l’étouffement réglementaire — ou de ruser avec les consignes absurdes des géants du secteur pour continuer à s’amuser, se cultiver, se montrer, s’inspirer sans jamais tout livrer de lui-même.
La tech contemporaine se rêve en grand parent numérique, distribuant certificats de bonne conduite, notes d’innocuité, et autorisations d’accès “jeunesse” à coups de scans, IA et formulaires. Mais à force de poser des grilles partout, elle révèle surtout la vitalité des marges, là où se fabriquent chaque jour de nouveaux usages, hacks et résistances discrètes. Dans cette société du filtre, la véritable audace ne serait-elle pas d’oser, parfois, enlever la couche de vernis, risquer la spontanéité — et retrouver, derrière les protocoles, un peu de plaisir brut à se raconter, à jouer, à être… sans badge, ni passeport, ni filtre selfie ?




