Comment une application française de covoiturage longtemps boudée par les Indiens est-elle en train de conquérir le plus grand marché du monde, pratiquement sans rien faire et sans présence locale ? C’est la question que l’on est obligé de poser en voyant l’ascension fulgurante de BlaBlaCar en Inde. Peut-on parler ici de simple succès par hasard ou d’un modèle parfaitement adapté à une société en plein bouleversement numérique ?
Prenons le cas de Lavanya Jain, étudiant de 21 ans, qui chaque week-end utilise BlaBlaCar pour rallier sa ville natale. Son choix ? Une appli qui lui coûte le tiers d’un taxi classique et, cerise sur le gâteau, lui permet de socialiser. Mais Lavanya n’est qu’un exemple parmi des millions : en 2024, plus de 20 millions d’Indiens devraient voyager avec BlaBlaCar, soit presque 50% de plus que l’an dernier. Comment expliquer un tel bond alors que la plateforme avait purement et simplement fermé ses bureaux sur le territoire en 2017 ? Quel vent a tourné ?
La réponse se trouve-t-elle dans la révolution numérique du sous-continent ? Le pays compte désormais plus de 700 millions d’utilisateurs de smartphones et a vu ses paiements digitaux exploser, encouragés par le système UPI soutenu par l’État. Ajoutez à cela la hausse inédite de la propriété de voitures et le réseau routier qui se densifie pour connecter zones rurales et métropoles : BlaBlaCar aurait-il eu le flair d’anticiper cette vague ou a-t-il juste profité du bon moment ?
La croissance indienne de BlaBlaCar soulève autant d’émerveillement que d’interrogations sur la façon dont l’innovation peut s’imposer sans marketing ni présence locale.
Derrière cette réussite, cependant, subsistent de vraies zones d’ombre et d’incertitude. D’abord, la réglementation autour du covoiturage reste floue en Inde, et certains usagers dénoncent le manque de réactivité du service client, souvent remplacé par des réponses automatiques. Par ailleurs, si BlaBlaCar affiche aujourd’hui une communauté jeune et vibrante — près de 70% de ses utilisateurs ont entre 18 et 34 ans — la plateforme ne génère (pour l’instant) pas un centime sur le marché indien, ni ne semble pressée de le faire. Peut-on bâtir une stratégie pérenne sur la seule expansion du nombre d’utilisateurs ?
Autre paradoxe : la sécurité reste une préoccupation majeure. Certes, BlaBlaCar a introduit une vérification d’identité via pièces officielles, mais TechCrunch a pu constater qu’il est possible de réserver un trajet sans l’avoir terminée. Faut-il y voir un dangereux relâchement pour stimuler la croissance, ou BlaBlaCar a-t-il trouvé un équilibre acceptable entre fluidité et confiance communautaire ? L’entreprise, elle, prône une approche « par couches », multipliant les outils : vérification téléphonique, contrôles d’email, avis et commentaires.
Modifications de produit, suggestions de points de rendez-vous via l’IA, adaptation à l’infrastructure locale… BlaBlaCar adapte sa recette à l’indienne. Mais les petits grains de sable persistent : annulations de dernière minute, absence de géolocalisation en direct, manque de support pour les réservations par procuration. Est-il possible de répondre à ces attentes sans trahir l’esprit du covoiturage, dans un pays où la logistique peut devenir épique ?
Le plus grand mystère reste peut-être la stratégie à venir : quand — et comment — BlaBlaCar envisagera-t-il de monétiser cette manne croissante ? La société a bien annoncé vouloir réinstaller une équipe locale après des années d’absence. Mais alors que l’Inde devient le centre de gravité du groupe — devançant même la France —, la plateforme saura-t-elle transformer l’essai sans réitérer les erreurs du passé ou tomber dans le piège des géants du numérique qui n’ont jamais percé en Inde ?
BlaBlaCar peut-elle surfer durablement sur la vague indienne sans se heurter à la réalité du terrain, à la concurrence des transports publics, et surtout à la régulation toujours incertaine ? Et la plus importante des questions reste peut-être celle-ci : le modèle du covoiturage, porté par la technologie et la communauté, peut-il vraiment changer la manière dont plus d’un milliard d’Indiens se déplacent ?
Source : Techcrunch




