La messagerie la plus populaire d’Inde, WhatsApp, va-t-elle bientôt devenir bien moins pratique pour des centaines de millions d’utilisateurs ? Les nouvelles directives du gouvernement indien, dévoilées ce mois-ci, imposent un contrôle accru sur les applications de communication et suscitent déjà de vives réactions. Derrière la volonté officielle de lutter contre la fraude numérique, faut-il y voir une menace pour le quotidien numérique du pays ?
Que signifient, concrètement, ces nouveaux règlements publiés le 28 novembre ? Ils exigent que chaque compte reste rattaché en permanence à une carte SIM active et impose des déconnexions toutes les six heures sur la version web ou desktop : imaginez-vous commerçant, obligé de vous reconnecter sur tous vos appareils plusieurs fois par jour. Comment concilier cybersécurité et fluidité d’usage dans un pays où 500 millions de personnes – et des millions de PME – dépendent de WhatsApp pour travailler, échanger, vendre et acheter ?
Le ministère des télécoms justifie ces mesures par une explosion des cyber-arnaques dont le coût aurait dépassé 2,5 milliards de dollars cette année en Inde. L’objectif serait donc de rendre chaque compte plus traçable et de bloquer les numéros impliqués dans des escroqueries. Pourtant, syndicats de l’industrie, ONG et experts redoutent une “surréglementation” et mettent en garde contre le risque de “gêne matérielle et de perturbation sévère” pour les utilisateurs honnêtes. Pourquoi le gouvernement privilégie-t-il la contrainte technique, souvent difficile à tenir et potentiellement discriminatoire, sans dialogue ni concertation technique ?
Les nouvelles règles risquent de briser peu à peu un écosystème devenu essentiel à la vie quotidienne et au tissu commercial indien.
La crainte est particulièrement vive chez les commerçants et micro-entreprises, dont beaucoup n’utilisent pas d’API professionnelles mais la version “Business” de WhatsApp sur smartphone couplée à la version web sur PC. L’obligation de lier chaque session à une SIM et la nécessité de se reconnecter fréquemment pourrait casser des workflows entiers : gestion de commandes, suivi client, relation commerciale… Sera-t-il encore possible demain de gérer son activité de manière flexible depuis plusieurs terminaux ?
Cette décision politique intervient alors que WhatsApp ne recrute plus tant de nouveaux utilisateurs mais s’ancre toujours plus profondément dans les habitudes indiennes, tant côté grand public que chez les marchands. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : plus de 94% des utilisateurs indiens se connectent chaque jour à l’application, un taux largement supérieur à celui des États-Unis. Une coupure ou une restriction d’usage aurait donc des retombées économiques et sociales massives. Peut-on imaginer que le gouvernement accepte de freiner un tel outil sans en mesurer les conséquences sur l’économie informelle et la vie quotidienne de millions de personnes ?
Mais la vraie question de fond n’est-elle pas juridique ? Les nouvelles directives ne découlent pas d’une législation votée, mais d’un acte administratif interprétatif, étendant le champ de la cybersécurité à des applications jusqu’ici régies par la loi sur l’informatique. Pour les défenseurs du numérique libre, ce passage au forceps, sans consultation publique, risque non seulement d’empiéter sur les libertés numériques mais aussi de provoquer une insécurité juridique : qu’adviendra-t-il des services qui ne peuvent pas se conformer à l’obligation technique, ni la contester devant les tribunaux ?
À l’heure où la croissance de WhatsApp repose largement sur la fidélisation et les usages marchands, ces restrictions pourraient aussi freiner l’innovation et l’expansion future de services numériques en Inde. Meta et d’autres plateformes choisissent pour l’instant la prudence et se taisent, tandis que les observateurs s’interrogent : assiste-t-on à une mutation profonde du paysage numérique indien ou à une simple parenthèse régulatoire ?
Finalement, la vraie question reste entière : la lutte légitime contre la fraude doit-elle s’effectuer au prix d’une perte de liberté, de rupture technique, et d’un risque social pour des millions d’utilisateurs connectés ?
Source : Techcrunch




