« Dans le cloud, personne ne vous entend crier », aurait plaisanté le philosophe numérique contemporain. Sauf que cette semaine, entre la fuite massive de données indiennes et l’éruption d’AWS au service des États, il s’avère que tout le monde entend – et enregistre ! Quand nos banques indiennes laissent traîner leurs petits secrets sur Amazon S3, et qu’Amazon s’apprête à brancher l’intelligence artificielle sur les artères de la Maison Blanche, on réalise que le cloud est devenu le doudou (un peu sale) dont ni le capitalisme, ni la démocratie ne veulent se séparer. Jamais les frontières entre le privé et le public n’ont été aussi poreuses : aujourd’hui, vos relevés bancaires font du yoga sur des serveurs en même temps que le Président américain consulte ses briefings IA.
Mais à qui la faute quand plus personne ne sait qui détient quoi, ni qui exploite qui ? L’économie du cloud est une feuille Excel dont les cellules se recouvrent, à la croisée des monstres sacrés du branding et des startups en mode draft. Quand WordPress attaque WP Engine en justice pour usage abusif de sa sacro-sainte marque, c’est toute la schizophrénie de l’open source qui remonte : partagez tout, mais surtout, gardez jalousement votre logo ! On sécurise à outrance d’un côté, on arrose des buckets de données oubliées de l’autre, et le code n’est plus ce ciment idéaliste, mais la brique d’un mur très lucratif – et farouchement gardé.
Au milieu de ce théâtre, le citoyen lambda se rêve plus libre, plus humain, alors même qu’il devient la marionnette consentante des assistants vocaux omniprésents. Parlons-en, de cette ChatGPT Voice et des Gemini qui colonisent les salons – promesse mirage de conversations naturelles, d’assistance sans friction, où l’écrit et l’oral fusionnent dans un même continuum indéchiffrable. Plus de modes, plus de transitions : notre salon, notre chat et notre dernier vague souvenir de vie privée convergent dans un grand mélange algorithmique. L’humain devait dompter la machine ; il converse maintenant avec elle à table, sans jamais savoir qui, du chatbot ou du convive, l’écoute vraiment.
Toutes les frontières tombent : entre oral et écrit, entre privé et public, entre modération bienveillante et surveillance permanente.
Même l’achat-vente entre particuliers se digitalise sur un mode communautaire ultra-raisonné, quand eBay rachète Tise pour capturer une dose d’authenticité et de rajeunissement. Mais derrière la façade “green & feel good”, on devine la fébrilité des vieux cauchemars digitaux : recherche d’identité, perte de communauté organique, obsession de la marque. Et pile au moment où des réseaux comme Bluesky promettent une agora apaisée, c’est pour plonger aussitôt dans des débats éternels sur la modération algorithmique, la liberté d’expression… et l’impossible consensus autour du “vivre ensemble” numérique.
Bienvenue dans le grand bal masqué du progrès, où la technologie, toute-puissante et in-extinguible, orchestre une danse des vanités aussi unifiée que cacophonique. Derrière l’illusion de la maîtrise et de l’efficacité, l’utilisateur – ce nouvel humain augmenté – avance à tâtons sur un fil, partagé entre une fascination inquiète et le sentiment d’être rincé à chaque nouvelle vague de disruption. Peut-être n’est-il plus temps de parler de “révolutions” digitales, mais d’un enfouissement général de l’ancienne complexité humaine dans la simplicité trompeuse des nuages… et des interfaces vocales trop bien élevées.




