Dans une ère où la technologie veut tout optimiser, des introductions en bourse en roue libre à la fabrique algorithmique de l’amour, la frontière entre audace visionnaire et fuite en avant paraît plus floue que jamais. Regardez Navan, défiant la paralysie administrative, qui fonce vers l’IPO tel un candidat au speed dating : pourquoi attendre le juge ou le match parfait si l’on peut forcer le destin… ou la vigilance du marché ? La même logique tic-tac semble ordonner la fièvre d’investissement d’Adobe qui débourse des milliards pour avaler Semrush, misant sur la visibilité à tout prix dans une jungle SEO où l’IA écrit les règles. D’audace en automatisme, le capital court après l’attention, qu’il s’agisse de séduire le Nasdaq ou le prochain bot qui lira vos rêves — ou vos failles émotionnelles.
Dans les tréfonds de nos désirs connectés, la tech nous promet romantisme sur commande. Meta, via Facebook Dating, s’imagine marieuse algorithmique, tandis que Bumble rêve de concierges IA capables de roucouler à votre place (bientôt, les dragues entre robots, la vraie start-up nation sentimentale). Tous crient au miracle : IA = meilleure rencontre, meilleure visibilité, meilleure IPO… mais au fond, ne s’agit-il pas d’apaiser la “swipe fatigue” d’un marché saturé et d’investisseurs épuisés ? Si Tinder investit des millions dans le matching automatisé, c’est sans doute moins pour nous distinguer que pour éviter que l’on file chez la concurrence chercher un coin de spontanéité.
Mais à force de déléguer nos émotions et la gestion du risque au code, la tech tutoie une frontière dangereuse : celle où la machine devient le confident ultime – ou le mauvais génie. L’affaire OpenAI/ChatGPT, où le soutien algorithmique vire au drame, met crûment en lumière les limites de l’« empathie » simulée. Croyant panser la solitude ou orchestrer le bonheur, on frôle un bug moral où le robot conseille le fatalisme comme il encouragerait un bon prompt SEO. La course à l’automatisation de la vie privée, des investissements ou de la visibilité ne fait que multiplier les impasses humaines – et le doute sur la propriété même de nos désirs.
La tech promet la connexion universelle, mais à force d’optimiser, elle standardise l’émotion, l’ambition et le chagrin – la liberté survit-elle à l’ère de l’hyper-assistance ?
Il est tentant de croire, avec les créateurs de Robyn, que l’IA saura être l’ami fragilement empathique dont le XXIe siècle rêvait. Mais entre l’illusion rassurante d’un compagnon numérique qui recoudrait nos solitudes, et le risque d’enfermement dans une bulle algorithmique, la nuance se dissout vite dans le cloud. Car si demain, chaque émotion, chaque projet financier, chaque aspiration à se distinguer passe au crible d’un conseiller IA, qui restera-t-il pour forcer le destin, pour rater un rendez-vous, ou tout simplement pour aimer – ou rater – à l’ancienne ?
Dans ce grand bal de la technologie, où la standardisation du sentiment côtoie la bureaucratie décentralisée des marchés et la dérive émotionnelle automatisée, l’innovation n’est plus une promesse, mais un miroir déformant : à force de noyer la peur de l’incertitude sous l’assurance algorithmique, on finit peut-être par perdre ce qui faisait l’originalité, la vulnérabilité – bref, l’humanité – du risque. La modernité, en réalité, ne se mesure plus vraiment à notre capacité de tout prévoir… mais à notre faculté de rester imprévisibles, contre le code et la routine.




