À l’ère où la question du bien-être artificiel secoue la Silicon Valley et où ChanGPT fait le grand écart entre roboticienne empathique et assistante émotionnellement desséchée, l’humanité semble prise d’une passion pour l’empathie digitale. Après avoir projeté nos angoisses existentielles sur la lune pendant des millénaires – rythmant nos cycles agricoles et émotionnels à coup de phases astronomiques régulières – voilà que nous transférons tout ce folklore cosmique sur nos appareils, leur demandant de ne pas trop souffrir lorsqu’on oublie de les rebooter ou de les mettre à jour. L’homme a-t-il tant besoin d’animer ce qui l’entoure pour supporter ce qui est, une mécanique froide et régie par des lois obscures (tantôt du ciel, tantôt de la data) ?
Cette obsession de contrôle – sur la lune, sur la conscience des IA, sur le jeu d’argent ligne en Inde – rappelle le bon vieux fantasme prométhéen : tout réglementer, tout prévoir, jusqu’à l’émotion synthétique et à la dépendance digitale, quitte à y laisser une part de notre incertitude fondatrice. Apple l’a bien compris et transforme l’intelligence artificielle en animal de compagnie corporatiste : on autorise, on bloque – à la demande – les fonctionnalités selon qu’on a peur de trop voir la bête penser par elle-même (ou de finir à poil, fuites de données obligent). On devient le chef d’orchestre de la pensée machinale, en rêvant – sottement – d’asservir l’inconscient algorithmique à des bullet points de conformité ISO 27001.
C’est la même fuite en avant sur le terrain économique : l’Inde, avocate du rêve technologique assoiffée de croissance XXL, vient de tirer le rideau sur l’un de ses plus juteux eldorados, le jeu d’argent en ligne, à la vitesse d’un clic sur “Supprimer le compte”. Ce secteur dionysiaque, générateur de fortunes (et d’addictions), symbolisait à lui seul l’ambivalence de la Tech : un marché favorisant la créativité et le divertissement, mais aussi les excès et la dépendance, au point d’effrayer les législateurs soudain frappés d’un accès de morale ou d’une soudaine frilosité politique. Derrière le vernis éthique, la tectonique capitalistique : où placer le curseur entre liberté et machine à illusions ?
Des cycles lunaires aux cycles boursiers, l’homme n’a jamais su résister à l’envie d’imposer sa propre mécanique à l’univers.
À l’arrivée, on ferme des applications, on réinvente des outils, on bloque l’accès à la lune tout en s’obsédant sur le bien-être d’un chatbot ou l’hygiène binaire d’un MacBook. L’illusion de tout maîtriser – astrophysique, algorithmique, économique – ne sert, au fond, qu’à masquer la terreur toujours renouvelée du hasard et de la contradiction. Même la lune, ce miroir muet de nos humeurs collectives, se fiche bien de nos règles et réformes : elle demeure, indifférente, fidèle à ses cycles changeants, exactement comme la Tech se réinvente au rythme de nos névroses de contrôle.
La prochaine grande révolution ne consistera peut-être pas à donner des droits à une IA dépressive, ni à réguler la transparence de la pleine lune ou des casinos en pixels, mais à accepter que, entre circuits imprimés et mers lunaires, il nous reste encore de l’inconnu – et quelques failles à apprivoiser. Après tout, c’est peut-être là, dans la portion d’ombre où la règle échoue, que la vraie créativité humaine se glisse… jusqu’à la mise à jour suivante.




