Quelle étrange époque où le virtuel n’a jamais autant promis de veiller sur nos nuits tout en s’invitant aussi bruyamment dans nos consciences éveillées. Entre les matelas connectés qui veulent devenir des médecins de chevet sans blouse, les IA cinéphiles qui déterrent les morts, ou les plateformes sociales trop pressées de lire nos pensées, la technologie redessine nos frontières de l’intime… mais aussi de la décence, de la légalité, voire de la vérité. Les géants de la tech jonglent avec les concepts de sécurité et de responsabilité, comme Meta, qui cultive les tours de passe-passe, aussi bien dans le cloud que dans la modération VR, tout en s’érigeant en arbitre de la « réalité » sociale et algorithmique [Meta-morphoses et vraies failles].
Ce qui relie la ruée vers la santé connectée d’un Eight Sleep [Le matelas connecté] à la bataille du copyright incarnée par Anthropic et ses IA « pirates littéraires » [L’IA pirate, les auteurs trinquent], c’est bien cette soif de recueillir l’essence de nos existences : notre sommeil, nos images, nos textes, notre attention… tout doit passer dans les megadonnées qui alimenteront les prochains algorithmes. La frontière est ténue entre anticipation et manipulation, prévention et prédation, service personnalisé et intrusion déguisée. L’objectif avoué : créer LA matrice idéale où, chaque nuit, le matelas prévoit notre crise cardiaque et, chaque jour, l’IA complète l’œuvre de Welles ou grignote nos romans dans ses bases de données. Tout devient simulacre, reconstitution, émulation – y compris l’indignation, qui se monnaie en réglements à coups de milliards pour mieux huiler la machine.
L’affaire Anthropic le prouve : à l’heure où la justice américaine sacralise le « fair use » pour légitimer l’indigestion livresque des IA, l’artiste est prié de sourire au chèque tout en voyant son style cloné par une machine qui ignore, par définition, la nuance humaine. Le même malaise plane sur les réseaux sociaux, adversaires historiques du « libre arbitre », où désactiver la lecture automatique des vidéos relève du parcours du combattant [Le règne de la lecture automatique]. Quelle ironie ! Threads promet l’émancipation textuelle avec ses « text attachments » [Threads déroule le tapis] pendant que, dans le même temps, tout l’écosystème conspire pour garder, voire amplifier, le contrôle sur le flux et la durée de nos interactions.
La technologie n’automatisera jamais la vigilance du citoyen : il n’existe aucun réglage pour rendre la transparence par défaut.
Cet emballement d’innovations, sous-mix entre solutionnisme et fuite en avant, trouve un écho jusque dans nos choix de smartphones. Pourquoi craquer pour plus grand, plus fin ou plus intelligent si ce n’est pour entrer dans la danse d’un progrès perpétuel, où l’obsolescence se déguise en promesse de mieux-être [L’Air du Temps… mais pas du Tout-Puissant] ? Derrière chaque nouvel Air, chaque Pod, chaque IA générative se cache la même question : la technologie nous affranchit-elle réellement ou nous fait-elle accepter, en douceur, de nouvelles renonciations à notre autonomie et à notre identité ?
Le grand récit du progrès, du storytelling social à la data du sommeil, glisse de plus en plus du côté du mythe. Il ne tient qu’à nous de démasquer la comédie algorithmique, d’opposer à la navigation automatique (de nos vies, de nos feeds, de nos rêves) une exigence de « mode manuel ». Parce qu’après tout, laisser bois dormant et matelas connecté converser toute la nuit n’a de sens que si l’on préserve le droit fondamental de s’éveiller – sans gadget – à ce qui reste, parfois, de la réalité.




