Dans le grand théâtre techno-marchand du XXIe siècle, la foi dans l’innovation de rupture ressemble à une pièce tragique où chaque acteur, qu’il s’appelle Rodatherm Energy, Weavy/Figma, ou Nephrogen, se débat entre promesse émancipatrice et réalité du marché – parfois jusqu’à la caricature. Derrière chaque promesse de « changer le monde – ou au moins un secteur », il y a un constat, pas si neuf : l’argent, la politique et le storytelling restent les maîtres de la scène. Qu’on parle de forer la Terre dans une boucle d’acier, de retoucher notre génome ou de générer des idées aussi vite que des images IA sur un canvas sans fin, l’industrie moderne vend d’abord un rêve en kit, customisable à l’infini… pour peu que vous jouiez selon les règles et les moyens des puissants.
La techno, c’est la nouvelle baguette magique – mais gare au lapin qui sort du chapeau. Tantôt il s’appelle « créativité augmentée », tantôt « guérison miracle avec CRISPR et IA », ailleurs « energie propre déverrouillée ». Pourtant, derrière les codes open source, les circuits fermés ou les interfaces fluides, on trouve la même vieille partition : course à l’investissement, recherche effrénée de validation technique et besoin d’un « pilote » visible pour convaincre les puissants – qu’ils soient actionnaires, géants du web ou États régulateurs. Et à côté, comment ne pas voir que le « progrès » s’accompagne désormais d’un fardeau éthique toujours plus lourd, où le citoyen lambda devient la variable sacrifiée sur l’autel du marché global ?
On voudrait croire à une utopie d’émancipation collective : le Génie biotechnologique montre la voie via l’histoire de Maxim, prêt à tester sur lui-même une guérison rendue possible par l’algorithmique, pendant que YouTube pratique la chirurgie réparatrice de la réalité numérique avec ses outils anti-deepfake (ici). La boucle est bouclée : pendant que Figma-Weavy promet à la masse des créatifs amateurs la toute-puissance du remix par l’IA, la société toute entière se débat pour conserver le contrôle de ses identités, de sa voix et même de ses organes. À ce jeu-là, Apple, reine de l’ambiguïté, bricole son IA maison rien qu’avec des partenaires triés sur le volet, jurant que la vie privée sera sanctuarisée, mais sans renoncer à sa position d’arbitre et de vigie – tout en regardant d’un œil gourmand le verger concurrentiel (là).
L’innovation ne chamboule pas toujours l’ordre établi, mais elle sublime l’art de l’illusion collective : ceux qui promettent la liberté n’en font pas cadeau, ils la vendent à crédit.
La question n’est donc plus de savoir si la technologie révolutionnera les marchés ou les modes de vie – elle le fait déjà, mais rarement de façon émancipatrice et jamais sans contrepartie. Ce qui est à l’œuvre, c’est une lutte darwinienne où chaque start-up, chaque algorithme et chaque loi de régulation représente un pion sur un damier dont les cases sont déjà numérotées par les consortiums, les GAFAM ou quelques investisseurs stratégiques. Le progrès avance, mais sur quels rails ? Chassant l’ancien tout en recyclant ses logiques de rente et d’exclusion, la machine digitale intègre innovations et régulations en flux tendu, jusqu’à ce que le prochain scandale ou la prochaine « success story » vienne nourrir le mythe d’un changement perpétuel.
C’est sans doute l’ironie la plus cruelle de notre époque : à mesure que la technologie promet de nous projeter dans le futur, elle nous rappelle sans cesse que l’avenir, c’est affaire de pouvoir, d’accès, de consentement… et de storytelling. Qu’il s’agisse de jouer à Dieu avec CRISPR, de maîtriser son double numérique, ou de primer la créativité sur le capital-cadre, l’inégalité des chances reste la règle tacite. Alors, innovation ou illusion ? La tech, décidément, reste la meilleure illusionniste de notre société marchande : elle nous laisse entrevoir toutes les promesses – mais n’offre à chacun qu’un miroir, à la taille de son portefeuille.




