Comment la frontière entre progrès technologique et éthique se dessine-t-elle lorsqu’une entreprise comme Palantir collabore étroitement avec des organismes gouvernementaux sensibles ? Une nouvelle polémique secoue la Silicon Valley, alors que la révélation d’un contrat de 30 millions de dollars passé entre Palantir et l’agence américaine ICE (Immigration and Customs Enforcement) met le feu aux poudres. Cette collaboration, censée renforcer la surveillance et l’identification des candidats à la déportation via l’outil ImmigrationOS, soulève de profondes interrogations sur la responsabilité morale des géants de la tech.
Un acteur majeur de cette controverse est Paul Graham, figure de proue de Y Combinator. Sur le réseau social X, il s’est interrogé : pourquoi un ingénieur brillant préférerait-il travailler pour construire l’architecture d’un “état policier” plutôt que dans toute autre entreprise technologique ? Sa sortie, acerbe mais lucide, vise à mettre le débat sur la place publique : les entreprises tech doivent-elles collaborer sans réserve avec des agences qui jouent sur les lignes grises de la légalité ou de l’éthique ?
Face à ces accusations, Ted Mabrey, responsable commercial monde chez Palantir, n’a pas tardé à riposter. Sans s’attarder sur les aspects techniques de ce contrat avec l’ICE, il rappelle que l’engagement de Palantir auprès des forces de l’ordre remonte à l’opération “Fallen Hero”, à la suite de l’assassinat d’un agent américain. Pour Mabrey, il s’agit d’un combat de chaque jour : “Quand des vies sont sauvées grâce à vos outils, et que d’autres sont perdues parce que ces outils ne sont pas encore assez performants, cela change la perception que vous avez de votre rôle dans la société.” Mais à quel prix ?
La collaboration entre la tech et l’État révèle un malaise croissant autour de l’impact réel des technologies sur les libertés fondamentales.
Mabrey cherche à replacer le débat sur un terrain idéologique, voire philosophique. Il incite les sceptiques à lire le dernier livre du PDG de Palantir, qui y affirme la nécessité, pour l’industrie logicielle, de repenser ses liens avec le gouvernement. Mais peut-on vraiment parler d’idéalisme lorsqu’une campagne de recrutement, sur les campus les plus prestigieux, promet une “heure de vérité pour l’Occident” ?
Le dialogue entre Graham et Mabrey prend alors un tour plus théorique : le fondateur de Y Combinator presse Palantir de s’engager à ne jamais développer d’outils facilitant la violation de la Constitution. Engagement de principe ou simple posture rhétorique, sachant que cette promesse n’aurait aucune portée juridiquement contraignante ? Mabrey, lui, balaie la question en la qualifiant de manipulations sémantiques et rappelle l’engagement moral, selon lui indéfectible, des 3 500 employés qui croient “changer le monde pour le meilleur”.
Mais dans une société où la puissance d’un algorithme peut décider du sort d’individus ou influer sur la politique publique, les réponses de Palantir et d’autres acteurs de la tech suffisent-elles à garantir que leur technologie restera entre de “bonnes mains” ? Ou doit-on repenser plus largement les garde-fous et les contre-pouvoirs pour éviter qu’un nouveau “complexe techno-industriel” ne vienne remplacer l’ancien ?
Au final, la question demeure : la responsabilité de l’éthique technologique incombe-t-elle uniquement aux entreprises, ou sommes-nous tous, collectivement, garants des limites que nous souhaitons imposer à la technologie dans nos sociétés démocratiques ?
Source : Techcrunch