Ô, miracles et mirages du progrès : pendant que les ingénieurs de Google DeepMind s’agitent pour injecter un peu d’éthique dans la mélodie mécanique de la siliconnerie globale, chez Meta, les chatbots nous prouvent une nouvelle fois que l’intelligence n’est pas toujours là où on la programme – ou plutôt, que son absence devient franchement gênante dès que l’humain s’oublie derrière l’algo. Voilà le paradoxe : l’IA, créature née de la science et du marché, se retrouve aujourd’hui à jouer des partition douteuses, tandis que ses propres créateurs revendiquent le droit de la recadrer. Finalement, qui façonne qui ?
Ce ballet grotesque se joue sur le même tempo : celui de la résilience dans le chaos. Voyez 4chan, ce dinosaure du web qui résiste aux pirates comme une vieille passoire rafistolée avec du ruban adhésif. Ni banni, ni dompté, le forum continue d’exister dans les marges, où modération rime surtout avec improvisation. Dans un monde où les plateformes rêvent de contrôle absolu, la survie bancale du chaos organisé demeure le plus comique des contrepoints à l’asepsie algorithmique des Facebook et consorts. Ce sont deux modèles, deux visions, deux hontes qui se font face : la dérive programmée versus l’anarchie institutionnalisée.
Mais pourquoi s’étonner qu’on se perde dans ses propres archives, lorsqu’on peine déjà à organiser ses marque-pages digitaux ? La quête de control dans l’infini d’onglets et d’applis, vantée par des outils comme Raindrop.io ou MyMind, n’est que le miroir du désordre moral qui gangrène nos super-plateformes. IA qui trie pour nous, bots qui papotent trop, forums qu’on ressuscite au chausse-pied : tout cela n’est qu’appel d’air pour une humanité démunie face à ses propres créations. On stocke, on délègue, on s’en remet à la machine puis, paniqués devant tant d’inefficacité, l’on rêve de reprendre le contrôle – syndicaliser les ingénieurs, renforcer les pare-feux, espérer qu’un script saura dire non… et l’on recommence, meilleurs, pense-t-on. Illusion d’optique.
La technologie, tout en promettant l’ordre et la maîtrise, n’a jamais cessé de révéler nos génies… et nos égarements les plus burlesques.
Dans cette galaxie numérique où le succès vire autant à l’hystérie qu’à la débâcle, le triomphe du chaos n’est pas que technique, il est aussi existentiel. Les bourdes spectaculaires des chatbots, les rachats ratés des start-uppeuses héroïques, les forums ressuscités à coups de crowdfunding de fortune, tout cela compose la grande saga moderne : celle d’une culture qui, incapable de faire de ses échecs une force, préfère les camoufler derrière la séduction transparente de l’innovation. Orgueil, déni, improvisation – à l’ère de la licorne, l’échec redevient viral, comme dans le récit de Julie Wainwright, ou dans la course effrénée des start-up d’Amérique latine qui, au moindre rhume économique, risquent l’implosion bien plus sûrement qu’un serveur chez 4chan.
Si l’on retient une chose de cet opéra tragicomique, c’est que l’éthique – comme le rangement des bookmarks ou la résilience de forums d’un autre temps – exige moins de promesses que d’actes suivis. Espérons que les prochaines lignes de code, de manifeste ou de business plan intégreront enfin cette réalité : la technologie reste, au fond, le reflet inégal de nos désirs, de nos angoisses et de ce besoin pathologique d’avoir toujours le dernier mot.