Dans la grande épopée technologique contemporaine, la rareté est devenue la norme, l’incertitude une méthode et la nouveauté un fétiche que l’on vénère sans cesse. Pourtant, derrière l’étalage des innovations et des sorties fracassantes, la filiation entre crise et opportunité, entre innovation forcée et détresse organisée, n’a jamais été aussi flagrante. Faut-il voir une logique dans la course à la Switch 2, où la pénurie, savamment orchestrée ou maladroitement subie, fait écho à la précarité accrue du “do it yourself” – le consommateur n’est plus bricoleur, il devient chasseur de bundle, tandis que la moindre panne signe l’arrêt de mort de son précieux gadget ? Comme souvent, l’industrie joue sur la corde du désir et de la frustration, moins par incapacité technique que par dessein commercial, rappelant que chaque rupture de stock est un acte politique qui façonne la société de consommation… et la patience de ses fidèles.
Mais cette pénurie ludique prenant des allures de loterie nationale renvoie à d’autres manques. Là où Nintendo verrouille la réparation et récompense l’endurance (ou la chance), certaines entreprises s’égarent dans la gestion de risques bien plus fondamentaux. Prenez par exemple le chaos de KiranaPro, où la négligence des accès aboutit à la disparition magique, puis à la réapparition tout aussi mystérieuse, de toutes les données. Dans un monde qui jure par la data, la fragilité humaine, RH et technique, s’illustre par un amateurisme qu’aucune IA ne peut rattraper. Ironie du sort : alors qu’on rêve de redéfinir l’avenir avec des modèles génératifs ultra-rapides, l’oubli d’un simple mot de passe ou d’un accès AWS peut réduire à néant l’ambition de toute une startup.
Pourtant, entre la fièvre du jeu vidéo et les terreurs de la cybersécurité, souffle un étrange vent d’aspiration cosmique. Regardez la Nébuleuse de l’Anneau, où la mort d’une étoile esquisse la possibilité d’une deuxième genèse planétaire. Le cycle technologique n’est-il, au fond, qu’un éternel recommencement : la pénurie condamne, mais la renaissance par la poussière, le bug, la faille ou le rachat, n’est jamais loin. De la Switch traquée comme un Graal, à la startup qui ressuscite ses serveurs, jusqu’aux chercheurs épiant la naissance de mondes dans l’agonie de soleils disparus, l’industrie entière carbure à la promesse de la réapparition – ou plus cyniquement, à la mise en scène de sa précarité temporaire.
Tech ou cosmos, innover revient souvent à transformer une pénurie en spectacle, une erreur en levier pour la prochaine hype.
Dans ce théâtre des illusions, startups et géants se partagent la scène. Les jeunes pousses de l’IA font désormais la course à la licorne, affolant valorisations et investisseurs dans un ballet où la solidité de la structure importe moins que la vitesse de la « traction ». Pourtant, ce mimétisme de la disruption cache une profonde uniformisation : ici, le “soulslike” vidéoludique s’organise en filiation stérile, ailleurs la Switch 2 promet l’accès à tous pour mieux organiser sa rareté. Pendant ce temps, l’IA rêve de régénérer la réalité, mais retombe dans la même dynamique de bulle ultra-spéculative, sur fond d’ingénierie sociale et de mirages industriels, un peu comme la poussière d’étoile de la Nébuleuse de la Lyre cache peut-être – ou non – de futurs mondes.
Plus que jamais, chaque nouvelle crise, chaque panne, chaque pénurie devient le matériau brut d’une mythologie techno-économique où l’on tutoie l’infini pour mieux faire oublier la précarité du quotidien. Et si, au fond, la plus grande prouesse de la tech n’était ni la dernière console, ni la prochaine licorne, mais sa capacité à faire de chaque manque un épisode haletant du feuilleton humain ? Il suffirait juste qu’un astéroïde s’égare, ou qu’un CEO claque la porte, pour que d’autres mondes – et d’autres business models – s’invitent au prochain lever de rideau.