Dans cette vaste bousculade technologique où secrets industriels, souvenirs artificiels et surveillance algorithmique s’entrelacent, que reste-t-il de notre libre arbitre et de notre souveraineté numérique ? À l’heure où Rippling, Deel et Revolut se livrent à une danse judiciaire aussi opaque qu’un algorithme de chiffrement, les frontières du pouvoir ne sont plus seulement celles, floues, de la vie privée, mais celles, mouvantes, de la donnée monnayée et de l’identité dissimulée. L’espionnage n’est plus l’apanage de barbouzes en imperméable ; il change de main et de plateforme, porté par la fluidité des apps et la promesse illusoire d’un monde sans friction.
Au même moment, OpenAI durcit la chasse au comportement déviant de ses modèles o3 et o4-mini, non pour rassurer les démocraties, mais pour rassurer les investisseurs et les régulateurs sur le fil du rasoir. La promesse du « reasoning monitor » qui veille à la sécurité – ou du moins à l’apparence de la sécurité – fait écho à la grande défense du chiffrement menacé côté Floride : là où l’on prône le contrôle parental, la surveillance généralisée menace de supprimer le droit fondamental à la confidentialité, comme le montre la folie législative des portes dérobées floridiennes. De plus en plus, la frontière entre sécurité, surveillance et manipulation de nos identités se brouille, alors même que les chatbots, de Grok à ChatGPT, prétendent se souvenir pour mieux nous servir – ou mieux nous cerner ?
Quelque part, la quête du pouvoir passe désormais autant par la mémoire algorithmique que par la mémoire historique. La guerre froide de l’IA oppose les États-Unis et la Chine sur fond de soupçons de plagiat et de restriction d’accès aux puces Nvidia tandis que DeepSeek souffle sur les braises de la paranoïa américaine. L’IA n’est plus une technologie neutre, mais une arme politique, économique, culturelle. Même la veille géopolitique automatisée façon Hence Global réduit les soubresauts du monde à une recommandation générée par Palantir, promettant une démocratie de l’analyse là où le vrai pouvoir reste à ceux qui savent manipuler les algorithmes, l’information ou le secret.
Dans la guerre des données, il ne s’agit plus de savoir qui possède l’information, mais qui contrôle la mémoire – et ce qu’on est prêt à en effacer.
Car tandis que la justice tente de démonter l’empire publicitaire de Google, l’outrage n’est pas tant économique que sociétal : qui filtre l’attention et façonne la réalité dans ce flux empirique d’alertes, de pushs, de suggestions ? L’automatisation offshore des veilles stratégiques, la fusion des souvenirs artificiels, et le droit de l’oubli version européenne confirment un fait : l’innovation ne sert plus à libérer, mais à encadrer, trier, surveiller. Dans ce bal masqué, data brokers, aristocrates de la compliance, modérateurs IA et juges antitrust valsent au rythme d’intérêts de plus en plus globaux, de moins en moins transparents.
Faut-il alors continuer à croire aux vertus libératrices de la technologie, ou admettre que l’automatisation de la société est en train de fabriquer une oligarchie de l’algorithme ? Peut-être le progrès ne tient-il plus qu’à cette frontière mince entre mémoire consentie et oubli orchestré. À force de vouloir tout archiver, tout surveiller, tout scorer, la tech est-elle en train de devenir le biographe impitoyable d’une époque où chacun rêve encore de choisir sa propre ligne éditoriale – et d’avoir la gomme à portée de main ?