Au royaume de la technologie, le Memorial Day se transforme en Black Friday précoce : promotions en cascade, gadgets bradés et abonnements en embuscade. Mais derrière l’odeur alléchante du bon plan et l’attrait du dernier hub domestique estampillé Apple, un doute persiste : nos maisons, nos vies mêmes, sont-elles encore à nous ou bien avons-nous troqué notre autonomie contre des réductions mensuelles – façon Ring, Sonos et MasterClass – dont le prix réel tient moins du rêve de la domotique que de l’éternel renouvellement de notre crédit technologique ?
Regardez du côté de la maison connectée. Apple, visiblement atteint du syndrome de la peur de l’obsolescence non planifiée, peaufine son homeOS pendant que Google et Amazon éclusent les promos avec leurs sonnettes Ring à prix d’ami, histoire de glaner quelques abonnés de plus à 5 € par mois. Derrière la comm’ sur l’innovation – robotique « émotionnelle », bras articulé sur écran tactile, omniprésence sonore façon Sonos Move 2 en promotion annuelle ou streaming collectif dans la voiture via Spotify Jam – se profile ce vieux rêve du capitalisme high-tech : faire rentrer chaque instant du quotidien dans un flux monétisable, compatible, interconnecté. L’illusion du « hot deal » masque la réalité d’un abonnement perpétuel à sa propre vie.
Qu’on parle d’apprentissage boosté à l’IA sur MasterClass, d’expérimentations robotiques avec émotions simulées (Intempus) ou de « sécurité » à prix cassé pour nos portiers et nos caméras (Ring), tout se joue sur la frontière trouble entre assistance et accroissement du contrôle – par l’outil, la plateforme, l’État ou l’assistant vocal. Texas et Washington s’en mêlent, soit pour protéger l’innocence des mineurs (interdiction des réseaux sociaux aux moins de 18 ans), soit pour « protéger » des victimes d’abus numériques (Take It Down Act) – mais toujours au risque de déraper vers une automatisation aveugle, une censure algorithmique, une réduction de l’humain à de simples signaux observables ou supprimables.
Ceux qui réclament l’innovation, la liberté ou la sécurité, obtiennent parfois l’illusion des trois… et l’abonnement pour le reste.
L’ironie, c’est qu’à force de chercher la personnalisation absolue – playlist familiale dans la bagnole, home cinéma ou formation express avec l’avatar d’Agatha Christie – on finit par se retrouver tous dans la même dystopie marketing : surveillés, influencés, restreints par des outils supposés « ouvrir » le champ des possibles. La frontière entre utopie digitale et cauchemar orwellien n’a jamais été aussi fine que dans cette ère des technologies sur abonnement et des politiques qui « protègent » en cloisonnant – mineurs relégués, internautes présumés coupables, contenus légitimes filtrés par prudence juridique ou bienséance algorithmique.
Dans ce grand jeu de dupes, les séries de SF type Doctor Who rejouent à l’infini leur boucle narrative : on recycle les peurs de l’hier pour les habiller aux couleurs pastels de l’aujourd’hui, pendant que la société réelle bricole elle aussi ses réalités alternatives – discountées ou verrouillées, mais toujours parfaitement plausibles. Alors, la prochaine vraie rupture viendra-t-elle d’une startup mimant mieux l’empathie humaine, d’une réglementation plus subtile, ou d’une masse d’utilisateurs lassés d’acheter, de s’abonner, puis de s’indigner ? Cette fois, la palme de l’innovation ira peut-être à celui qui saura nous vendre l’absence d’innovation… ou du moins, le silence dans le cloud.